CULTURE

Jean-Félix Tchicaya, premier député congolais au Parlement français, figure emblématique de l'histoire politique du Congo-Brazzavilleet grand défenseur des valeurs de justice et d'égalité.

Le clin d'œil de Gilbert GOMA

Hommage à Jean-Félix Tchicaya

(09 novembre 1903 - 16 janvier 1961)

Premier député congolais au Parlement français, figure emblématique de l'histoire politique du Congo-Brazzaville et grand défenseur des valeurs de justice et d'égalité

"Au lieu de libérer l'homme, on l'a singulièrement asservi ; au lieu de l'éduquer, on l'a profondément abruti ; au lieu de l'enrichir, on l'a soigneusement appauvri". Le 16 janvier 1961 disparaissait à Pointe-noire, Jean Félix Tchicaya. En cette date anniversaire de sa mort, nous repartons succinctement sur le parcours de ce personnage. Orateur hors pair, sa présence marquera à jamais le parlement français par ses vigoureuses interventions dénonçant le système colonial et par son attachement à la justice et l'égalité entre la métropole et ses colonies. Saisir son histoire permet d'élargir le champ de compréhension de l'espace politique congolais entre le passé et le présent afin de mieux envisager l'avenir. On ne peut construire un pays sans sa mémoire...

La dénonciation du système colonial

Au sortir de la seconde guerre mondiale, en 1945, l'empire français devient l'Union Française avec un parlement élargi aux députés d'outre-mer élus aux élections d'octobre 1945, au cours desquelles Jean Félix Tchicaya fut élu député du Moyen-congo/Gabon. Rappelons que le Congo et le Gabon étaient réunis par le décret du 27 avril 1886 mais autonomes chacun au plan administratif, sous l'appellation de Congo français, par le décret du 30 avril 1891.

Montant pour la première fois, à la tribune du Palais Bourbon à Paris, au cours de la séance du 23 mars 1946, intervenant sur la situation générale de la France d'Outre-mer, après d'autres députés et tout juste après Félix Houphouët Boigny, Jean-Félix Tchicaya dénonce sans concession le système colonial et ses effets mortifères, voire les conditions de vie misérables des Africains dans les colonies. "En Afrique équatoriale française", fait-il observer, "la misère se répand partout avec une violence accrue. Comme avant la guerre, l'effort économique tend à accroître avec des moyens de fortune la production des matières premières, sans assurer pour autant un accroissement de richesses à l'intérieur".

S'élévant contre les conditions de travail pénibles des populations, il s'insurge : (...) étant militaire, j'ai vu au cours de mes déplacements entre Bangui et Fort-Archambault, ces champs de coton qui s'étendent à perte de vue et pour lesquels la seule préparation du sol exige des centaines de milliers de journées de travail, qu'on économiserait tous les ans en mettant à la disposition des autochtones des tracteurs et autres moyens mécaniques". "Mais partout", poursuit-il, "on préfère voir suer le Nègre. Les bois du Gabon sont roulés à la force du poignet sur des kilomètres, les arachides et le mil sont encore cultivés avec des dabas. Au lieu de libérer l'homme, on l'a singulièrement asservi ; au lieu de l'éduquer, on l'a profondément abruti ; au lieu de l'enrichir, on l'a soigneusement appauvri".

Partisan de profondes réformes et de la liberté des colonies dans la gestion de leurs affaires, il stigmatise le pacte colonial en lançant avec brio : " il faut que l'on sache une fois pour toutes qu'il n'y a plus de colonies faites par et pour la métropole, mais des états associés". S'indignant contre la confiscation de la terre par les compagnies concessionnaires (lire : Le Congo au temps des compagnies concessionnaires" de Catherine Coquery-Vidrovitch) , Jean-Félix Tchicaya manifeste la même ténacité : " Rendez-nous d'abord notre terre et nous croirons fermement à tout le reste. Le fait de nous en avoir privés fait de nous des étrangers dans notre propre pays et nous supportons très mal cette situation".

Attirant l'attention du ministre de la France d'outre-mer, Marius Moutet, présent dans l'hémicycle, il souligne : "Vous ne pouvez pas faire des hommes libres, monsieur le ministre, sans les rétablir dans leurs droits les plus essentiels".

Ces paroles prononcées avec détermination, couvertes d'applaudissements et d'étonnement, signaient l'acte de naissance politique de ce jeune homme de 42 ans, de taille moyenne, avec des cheveux poivre-sel et toujours élégant. Son action au parlement fut d'apporter, avec l'énergie nécessaire aux populations dont il était le représentant, le souffle de liberté, la dignité et les droits qui leur étaient confisqués par le système colonial.

Mais qui était ce jeune homme qui a eu l'audace, dans le contexte de l'époque, de fustiger un système qui était le fondement même de la puissance de la France ? Qui était ce jeune homme dont les répliques ou les interventions percutantes sont restées légendaires tout au long de sa présence au parlement français, de 1946 en 1959 ?

Itinéraire

Tout débute avec Louis Portella (1855-1933), de père Vili et de mère Téké, richissime tailleur et commerçant de Loango, très réputé, qui veut installer un atelier de couture à Libreville, au Gabon, et en confie la responsabilité à son gendre, Makosso Tchicaya, un tailleur également, qui travaille avec lui et a épousé sa fille. Et de ce cette union va naître Jean-Félix Tchicaya, le 09 novembre 1903, à Libreville où le couple vient de s'installer. Rappelons que Loango fut une province du Royaume du Kongo et un port important d'embarquement d'esclaves vers les Amériques dès le 15 è siècle, dont les vestiges existent encore de nos jours, notamment "la route des esclaves" par laquelle les captifs étaient conduits vers leur embarquement. La compagnie des Indes occidentales, l'une des matrices du système esclavagiste, avait un représentant à Loango, de 1640 à 1643, en la personne de l'Hollandais Cornélis Ouwman.

Jean-Félix Tchicaya est scolarisé à Libreville, et après l'obtention de son certificat d'études primaires, il est envoyé à l'école William Ponty, à l'île de Gorée, au Sénégal, qui forme la future élite des colonies de l'Afrique francophone. Il y retrouve d'autres figures telles que Félix Houphouët Boigny, Filly Dabo Sissoko, Ouezzin Coulibaly, etc., qui siégeront plus tard avec lui au Palais Bourbon, et parmi ses maîtres à William Ponty figure Lamine Gueye, futur député sénégalais.

En 1924, il obtient le diplôme d'instituteur et regagne le Congo. Il exerce tout d'abord dans l'enseignement, puis comme comptable dans les travaux publics, à Pointe-noire, ensuite à Brazzaville. Marié en 1931, il aura 4 enfants dont le l'écrivain Tchicaya U Tam'si. Outre ses activités professionnelles, il anime un cercle culturel qu'il a créé à Pointe-noire (ce cercle culturel, situé non loin du rond-point Lumumba, dans le premier arrondissement, venait d'être réhabilité et est actuellement ouvert). Féru de musique, il manie aussi bien la trompette que la clarinette.

L'arène politique

À partir de 1939, l'Europe est en guerre contre l'Allemagne, la France est mise en déroute par la capitulation de sa hiérarchie militaire et occupée par les Nazis. Hilter savoure sa victoire et parade à Paris sur les Champs Élysées avec son armée. Mais, sous l'impulsion de Félix Éboué, descendant d'esclaves, originaire de la Guyane et gouverneur du Tchad, qui a été le premier haut responsable français à rejoindre la résistance initiée par De Gaulle par son appel depuis Londres, en 1940, une forte mobilisation est lancée en Afrique Équatoriale Française (AEF). Jean-Félix Tchicaya est intégré dans les forces françaises libres (FFL), à Brazzaville. Il part au Tchad pendant 3 mois, ensuite en Algérie, puis en France.

À la fin de la guerre, une nouvelle ère s'ouvre entre la métropole et ses colonies. Il s'agit en effet de mettre en œuvre les recommandations préconisées par la conférence de Brazzaville, qui s'est tenue du 30 janvier au 8 février 1944, notamment la représentation des territoires d'outre-mer au parlement. Les colonies sont dès lors appelées à élire les députés à l'assemblée constituante, et la date des élections est fixée au 21 Octobre 1945. Démobilisé de l'armée, en 1945, pendant qu'il se trouve en France, Jean Félix Tchicaya rentre au pays. Soutenu par les notables de Pointe-noire, il présente sa candidature à cette échéance et est élu face à Jacques Opangault au second collège, réservé aux Africains ; le premier collège étant réservé aux Blancs vivant dans les colonies qui élisent également leurs députés. À l'assemblée, il est apparenté au groupe de la Résistance Démocratique et Socialiste (RDS). Puis aux élections du 2 juin 1946, de la deuxième assemblée nationale constituante, il est réélu face à son principal adversaire, Jacques Opangaut, et est apparenté au groupe communiste. Il participe avec Félix Houphouët Boigny à la création du Rassemblement Démocratique Africain (RDA), un mouvement incarnant le nationalisme africain, au congrès de Bamako, en 1946, dont il en sera le vice-président et son parti, le Parti Progressiste Congolais (PPC), l'antenne au Congo.

Parlementaire gênant

Réélu, une fois de plus, le 17 juin 1951, mais l'élection de ce "parlementaire gênant", qui défie le système colonial, est invalidée le 23 août 1951 pour des raisons fallacieuses évoquées par ses concurrents, qui dénoncent l'absence de certains électeurs sur les listes et la fermeture tardive des bureaux de vote. Pour empêcher sa réélection, les autorités coloniales suscitent un candidat au sein de sa propre famille, notamment son cousin, l'écrivain Pierre Tchicaya de Boempire. Malgré ces basses manoeuvres de l'administration coloniale, il est encore élu lors des élections partielles du 4 novembre 1951, et il en sera de même le 2 janvier 1956 aux législatives organisées dans le sillage de la loi-cadre, dont le but est d'impulser des réformes administratives dans les territoires d'outre-mer. Mais ces élections vont être suivies de violences car les partisans de Fulbert Youlou, n'acceptant pas la défaite, vont s'en prendre à ceux de Tchicaya en détruisant des maisons et pillant des magasins à Pointe-noire, Dolisie et Brazzaville. Les premières violences politiques au Congo venaient ainsi de voir le jour comme le souligne Aimé Matsika dans son livre " Les origines du mal congolais".

Le déclin

Sous les manoeuvres de l'administration coloniale dont le but est de se débarrasser de ce parlementaire gênant, le PPC, à partir de cette élection, va connaître des défections parmi ses membres qui vont considérablement l'affaiblir. Stéphane Tchitchelle, grande figure dans la région du Kouilou, va rejoindre le parti de Fulbert Youlou, l'UDDIA, et deviendra maire de Pointe-noire à l'issue des municipales du 18 novembre 1956. Kikounga Ngot, notable de la région du Niari, va rejoindre le MSA (Mouvement Socialiste Africain) de Jacques Opangaut et deviendra maire de Dolisie au terme de ces mêmes municipales.

L'effondrement du PPC, manigancé par les autorités coloniales depuis leur manoeuvre pour éliminer Félix Tchicaya aux législatives de 1951, va se poursuivre. Houphouët Boigny, qui a été retourné, se rapproche des milieux coloniaux et décide de substituer l'UDDIA, le parti de Youlou au PPC de Jean-Félix Tchicaya comme antenne du RDA au Congo. Ce rapprochement entre Félix Houphouët Boigny et Fulbert Youlou va marquer un tournant décisif dans la carrière de Jean Félix Tchicaya. Il quitte le RDA (Rassemblement Démocratique Africain), dont il a été l'un des fondateurs, et son groupe parlementaire le 19 février 1958 pour adhèrer au Parti du Regroupement Africain et en devient le vice-président du groupe à l'assemblée.

Toujours dans le viseur de l'ordre colonial, le PPC, affaibli, n'a plus sa force électorale d'antan et son leader quitte le parlement en 1959. Gagné peu à peu par la maladie, le premier député congolais meurt le 16 janvier 1961 à l'hôpital Adolphe Sicé, à Pointe-noire, à l'âge de 58 ans, juste 5 mois après l'accession de son pays à l'indépendance, le 15 août 1960.

L'annonce de sa mort suscite une profonde émotion dans la population. Ses obsèques se déroulent en présence de Fulbert Youlou, Président de la république, Jacques Opangaut, Vice-président, Massambat-Débat, Président de l'Assemblée nationale, et des membres du gouvernement. Un deuil national est consacré ce jour. Une page de l'histoire politique du Congo venait ainsi d'être tournée.

Une démarche de liberté, de justice et d'égalité

Des critiques légitimes, à tort ou à raison, ont été formulées à l'égard de Jean Félix Tchicaya. Mais il va sans dire que toute sa carrière politique s'est articulée autour des valeurs de liberté, de justice et d'égalité entre les populations de la métropole et de ses colonies. Il n'a cessé de dénoncer la domination coloniale et son cortège d'inégalités qu'il considérait comme la source de tous les maux dont souffraient les Africains. Dans le contexte de l'époque, où le rapport de force étouffait toute vélléité d'indépendance des colonies, et malgré son attachement à l'idée de l'Union Française, son rejet du pacte colonial est demeuré sans faille car pour lui les Congolais devaient prendre en charge eux-mêmes leur destin. La loi-cadre ou loi Deferre de 1956, toutes proportions gardées, ne s'est-elle pas inscrite dans la logique de cette revendication ? C'est dire que son combat n'a pas été vain.

Aussi, Jean-Félix Tchicaya n'avait de cesse rappelé l'effort de guerre fourni par les Africains tant au plan économique pour aider la métropole que par le sang qu'ils ont versé sur le champ de bataille pendant son occupation par l'Allemagne, mais également le rôle de la ville de Brazzaville en tant que capitale de la France libre, de 1940 à 1942, où De Gaulle trouva refuge pour y organiser la résistance.

Jean-Félix Tchicaya refusa de penser l'avenir du Congo en termes ethniques, de repli identitaire ou d'exclusion, en assumant l'unité, la conscience collective, comme seuls outils de résilience et de quête de liberté. Pour lui, l'égalité entre les hommes, d'où qu'ils viennent, était inaliénable et ne s'imaginait pas qu'il en fût autrement, bousculant ainsi les fondements mêmes du système colonial qui étaient articulés autour du déni de l'Autre, du refus de la différence et sur les inégalités.

Une grande figure africaine et congolaise

Jean-Félix Tchicaya restera à jamais une grande figure de l'histoire politique africaine et congolaise, un grand défenseur des valeurs de liberté, de justice et d'égalité.

Construire une nation suppose un socle historique, un récit national, qui unifie les différentes composantes de la société. Socle autour duquel gravitent, entre autres, les figures emblématiques du pays en tant que symboles d'unité ou des valeurs communes. Or l'un des maux du Congo-Brazzaville, depuis l'indépendance, a été l'absence d'un discours sur les hommes et les femmes, qui ont marqué son Histoire, donnant du sens à une conscience et une vision communes. Ce vide, voire cette entorse, se traduit par l'inexistence de grandes figures comme fondement de la construction de la Nation, d'un idéal commun, de l'identité nationale.

Par les valeurs qu'il a incarnées, Jean Félix Tchicaya est l'une de ces figures, mais qui, hélas, reste enfermé dans le silence de l'histoire nationale...

Sources :

- Archives de l'assemblée nationale française.

- Claude Gérard, les pionniers de l'indépendance, éditions intercontinents, 1975.

- Yves Benot, Les députés africains au Palais Bourbon de 1914 à 1958, éditions Chaka, 1989.

- Photos reçues de la part de Wilfrid Sathoud (paix à ton âme petit-frère).